Armée russe : le temps de la réforme (entretien avec l'analyste militaire indépendant Pavel Felgenhauer) 13/03/2010Galia Ackerman - Guerre russo-géorgienne en août 2008 ; proclamation de l'indépendance de l'Ossétie du Nord et de l'Abkhazie ; instabilité constante en Tchétchénie, mais aussi en Ingouchie ou au Daghestan... Le Caucase du Nord apparaît comme une zone plus explosive que jamais. En tant qu'expert militaire, quel regard portez-vous sur la situation actuelle dans cette véritable poudrière ?Pavel Felgengauer - Pour comprendre à quel point le Caucase du Nord est une région stratégique, il suffit de regarder la carte : il est bordé d'un côté par la mer Caspienne, si riche en hydrocarbures, et de l'autre par la mer Noire, qui s'ouvre sur la Turquie et les pays de l'Union européenne. Par surcroît, il est frontalier de la Géorgie, à laquelle la Russie vient de livrer une guerre ; et la Crimée, cette région ukrainienne sur laquelle le Kremlin a des vues, n'est pas loin.
Ce n'est pas tout : à l'intérieur même du Caucase du Nord, des combats sont menés en permanence. Il ne s'agit pas encore de conflits de haute intensité ; mais l'armée russe y conduit sans relâche des opérations visant les maquis locaux (1).
C'est pourquoi Moscou a récemment institué, dans cette région, un commandement opérationnel - une instance à laquelle ont été subordonnées la flotte de la mer Noire et celle de la Caspienne. C'est un véritable groupe de choc qui est en train d'être mis en place. Il n'y a là rien d'étonnant : l'essentiel des efforts militaires russes est pointé en direction du sud.
G. A. - L'été dernier, la Russie a effectué d'impressionnantes manoeuvres militaires dans cette zone...P. F. - De telles manœuvres ont lieu chaque année, mais les dernières en date répondaient à un but spécifique : il s'agissait d'appliquer les résultats déjà obtenus de la réforme militaire en cours. La grande nouveauté, c'est que des « brigades lourdes d'intervention rapide » nouvellement créées ont pris part à ces exercices. On a également essayé de mettre en œuvre, pour la première fois, un système moderne de commandement control : des informations étaient envoyées à l'état-major depuis les « champs de bataille » ; elles arrivaient directement sur les écrans du commandement, ce qui permettait à celui-ci de donner immédiatement des ordres que les troupes sur le terrain étaient censées recevoir en temps réel. Comme il s'agit d'un nouveau système de haute technologie, c'est le chef d'état-major en personne, le général Makarov, qui a dirigé ces manœuvres, ce qui est fort inhabituel.
Le problème, c'est que, selon certaines publications militaires, ce nouveau système n'a pas été performant. Le « pipeline de l'information », qui est l'un des objectifs de la réforme, n'est pas encore prêt à l'emploi. Un mot sur cette formule : en Occident, on appelle ce système « autoroute de l'information » ; mais, chez nous, les routes sont mauvaises ; d'où notre préférence nationale pour les pipelines !
Pour résumer, l'armée russe veut instaurer un système d'information unifié, comme chez les Américains, par exemple ; mais on est loin du compte, car les possibilités techniques de notre armée sont limitées. Elle n'est tout simplement pas équipée en terminaux performants.
G. A. - Nous allons parler de façon plus détaillée de la réforme militaire ; mais j'aimerais d'abord connaître votre opinion sur la déstabilisation croissante au sein même du Caucase du Nord. Plusieurs attentats terroristes sont commis chaque semaine, essentiellement en Ingouchie, en Tchétchénie et au Daghestan. Où les boïeviki (les combattants insurgés) prennent-ils les armes ?P. F. - N'oubliez pas que, depuis les années 1990, il y a énormément d'armes en circulation dans le Caucase du Nord. À l'époque soviétique, une garnison importante était stationnée en Tchétchénie. Plus tard, tous les entrepôts d'armes que possédait cette garnison sont passés aux mains des boïeviki. Une grande partie de ces armes a été écoulée. Il y avait un célèbre marché d'armes près de Grozny où l'on pouvait tout acheter, mais ce n'était pas le seul marché de ce type... En outre, je suppose que des armes et des explosifs continuent d'arriver dans la région.
Pour ce qui est de leur modus operandi, les combattants islamistes se servent souvent d'obus ou de mines non explosées pour confectionner leurs bombes artisanales - des bombes qu'ils emploient, en particulier, dans des attentats-suicides. Quant à la puissante explosion survenue à Nazran, en août 2009, on y a utilisé de l'ammonitrate, qui est un engrais - donc un produit non militaire.
De toute façon, il est facile de se procurer des armes dans le Caucase. Les autorités russes n'ont pas réussi à éradiquer le marché clandestin des armements. Elles ont même lancé un appel aux citoyens, leur demandant de rendre les armes ou les explosifs en leur possession. Certains individus ont gagné une belle somme d'argent en restituant leurs stocks ! Quoi qu'il en soit, les boïeviki demeurent bien pourvus. Il est même assez courant que des officiers russes véreux leur vendent des armes sophistiquées, comme des mines antipersonnel directionnelles. Plusieurs procès ont mis ce phénomène en évidence.
G. A. - Comment expliquez-vous cette déstabilisation générale de la situation dans le Caucase du Nord ?P. F. - N'oubliez pas que les républiques autonomes du Caucase du Nord sont constituées d'une mosaïque de peuples. Il faut donc analyser la situation au cas par cas. En Ingouchie, la situation s'est gravement détériorée au cours de ces dernières années. La faute en incombe en grande partie à l'ancien président de cette République, Mourat Ziazikov (en poste de 2002 à 2008). Obnubilé par son enrichissement personnel, il a perdu le contrôle de ce territoire. Son administration était particulièrement corrompue. En plus, comme partout dans le Caucase, les structures de force, locales comme fédérales, s'y livraient à une répression extrêmement cruelle à l'égard des maquisards mais aussi à l'égard de leurs sympathisants supposés. Des centaines de personnes - y compris de nombreux citoyens contre lesquels il n'y avait rien de plus que des soupçons - ont été enlevées et tuées. Les organisations russes des droits de l'homme n'ont pas hésité à qualifier les troupes qui sévissaient là-bas d'« escadrons de la mort ».
Naturellement, de telles mesures ont provoqué une radicalisation de la population, qui s'est mise à soutenir de plus en plus les « partisans ». Résultat : à la fin de l'époque Ziazikov, les islamistes contrôlaient pratiquement toute la république.
G. A. - Concrètement, comment ce contrôle se manifeste-t-il ?P. F. - Aujourd'hui, les Ingouches vivent selon la loi de la charia. Sur le territoire de l'Ingouchie, il est impossible d'acheter de l'alcool. D'ailleurs, trois femmes ont été récemment abattues par des islamistes pour avoir osé vendre de l'alcool dans leurs petits kiosques ! Le nouveau président ingouche, Younous-Bek Evkourov, est un ennemi juré des islamistes. Ces derniers ont déjà essayé de le liquider : il a été grièvement blessé dans un attentat. Mais le seul moyen qu'Evkourov ait trouvé pour essayer de gagner la sympathie de la population consiste à... islamiser lui-même la vie publique !
G. A. - Voilà qui semble paradoxal...P. F. - Comprenez bien que, depuis la fin de la période Ziazikov, les Ingouches considèrent que l'islam rigoureux représente l'unique voie de salut, la seule option alternative à la corruption et à l'arbitraire du pouvoir. Evkourov est donc obligé d'abonder dans ce sens afin de se doter de l'image d'un leader respectable et, par la même occasion, de couper l'herbe sous le pied des islamistes qui, sous son prédécesseur, passaient leur temps à dénoncer un « pouvoir impie »...
G. A. - Comment voyez-vous la situation au Daghestan et en Tchétchénie ?P. F. - Tout comme en Ingouchie, les autorités fédérales s'y opposent aux islamistes. Au Daghestan, où cohabitent des dizaines de peuples, la situation est également envenimée par des conflits inter-ethniques. De l'extérieur, il est très compliqué de comprendre les motivations des acteurs locaux ; on n'arrive pas toujours à savoir si les uns et les autres agissent en vertu de considérations politiques, claniques ou religieuses. Quant à la Tchétchénie, elle a été « pacifiée », paraît-il ; mais la relative stabilité qui y règne n'est possible que grâce à la poigne de fer des gens du président Ramzan Kadyrov. Ils persécutent tous ceux qu'ils suspectent de près ou de loin d'encourager les boïeviki, à commencer par les membres des familles de ces derniers. Or ces méthodes impitoyables renforcent le soutien de la population au maquis. De nouveaux jeunes rejoignent sans cesse les rangs des islamistes. C'est une sorte de cercle vicieux...
G. A. - Est-il possible que les islamistes prennent le pouvoir dans le Caucase du Nord ?P. F. - Pour l'instant, un tel scénario ne semble pas plausible. Au niveau politique, les structures de force russes ne permettront pas aux islamistes de former un parti et de remporter des élections dans l'une des républiques autonomes - ni, a fortiori, dans toute la région. Et, au niveau militaire, les combattants n'ont pas les moyens de s'imposer par la force. De toute façon, la population ne souhaite pas voir les islamistes arriver au pouvoir, car ce serait synonyme de sécession avec la Russie. Or les républiques du Caucase du Nord sont en proie au chômage de masse et vivent avant tout des subventions du centre fédéral. Pour ces territoires, se séparer de la Russie reviendrait à courir vers une catastrophe majeure.
G. A. - Ne pensez-vous pas que l'un des objectifs de la guerre russo-géorgienne de l'année dernière était de « favoriser » les Ossètes qui sont, objectivement, les seuls alliés fiables des Russes dans le Caucase du Nord ?P. F. - Il est indéniable que les Ossètes sont un allié important de la Russie dans cette zone, car ce sont les seuls chrétiens dans le Caucase du Nord. Seulement, par le passé, les Géorgiens ont eux aussi soutenu la politique russe. Alors pourquoi se brouiller avec eux ? Je conçois qu'il était important de soutenir les Ossètes dans leur conflit avec la Géorgie, mais pas au prix d'une rupture entre cette dernière et la Russie. Franchement, je ne vois pas de logique derrière cette guerre. C'est un cul-de-sac qui ne sert pas les intérêts russes. En réalité, Moscou aurait intérêt à stabiliser la situation au Caucase pour que cette région cesse d'être le terreau du terrorisme et un trou noir qui engloutit les aides du gouvernement fédéral. Il aurait été plus facile d'atteindre cet objectif en passant alliance avec la Géorgie...
G. A. - Pourriez-vous dresser le bilan de la guerre russo-géorgienne du point de vue militaire ?P. F. - Tous les responsables, dont le chef d'état-major, le général Makarov, affirment que, dans cette campagne, le caractère terriblement obsolète de l'armée russe par rapport aux armées occidentales est apparu au grand jour. L'explication est double. D'une part, la science militaire russe n'a pas beaucoup évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. D'autre part, au niveau de ses équipements et de son organisation, l'armée russe a une quarantaine d'années de retard sur celles des pays développés.
Les leçons tirées de la campagne géorgienne ont poussé la direction russe à lancer en urgence une grande réforme militaire. La réforme en cours est la plus radicale que l'armée ait connue depuis cent cinquante ans ! On liquide le système introduit par le ministre de la Guerre Milioutine dans la seconde moitié du XIXe siècle et qui a perduré pendant toute la période soviétique - un système fondé sur une énorme armée de mobilisation. Désormais, on veut créer des forces armées régulières, afin que notre défense ne repose plus sur le principe d'une mobilisation massive des réservistes en cas de conflit ou de guerre. L'étape la plus importante de cette réforme, qui est appliquée à la russe, c'est-à-dire à marche forcée, devait être achevée dans ses grandes lignes à la fin de l'année 2009 (2).
Bien sûr, ces mesures ne seront pas suffisantes en soi. L'armée a besoin d'un corps d'officiers totalement nouveau, et il faudra du temps pour former ces officiers. C'est un corps qu'on devra créer à partir de zéro. Par conséquent, l'armée ne sera pas pleinement opérationnelle avant plusieurs années. Il faut également se doter d'armements modernes, ce qui exige un budget considérable. Selon le général Makarov, la Russie ne sera pas capable de mener des actions militaires sérieuses avant trois ans. Pendant ce temps, « nous allons nous cacher sous le parapluie nucléaire », a-t-il admis. En clair, seules les armes stratégiques nucléaires, par la dissuasion qu'elles assurent, peuvent garantir actuellement la sécurité du pays.
G. A. - Pouvez-vous nous dire plus précisément ce qu'ont été les limites et les lacunes de l'armée russe lors du conflit avec la Géorgie ?P. F. - La faiblesse de notre armée, c'est avant tout l'état arriéré des systèmes de communication et de liaison, ainsi que des renseignements militaires. Ensuite, c'est l'absence d'armements modernes. L'armée se trouve dans l'impossibilité de livrer des combats de nuit : elle manque d'avions de combat modernes et de pilotes qualifiés. Comme l'a dit en juin dernier le général Makarov, « notre aviation est capable de bombarder uniquement de jour, quand il fait beau... et encore, les bombes tombent à côté des objectifs ». La nuit, ou par mauvais temps, les troupes russes ne bénéficient pas du soutien de l'aviation. En Géorgie, l'armée a utilisé des fusées balistiques de haute précision, « Point U » et « Iskander ». Mais même ces fusées n'ont une haute précision que par beau temps ! Surtout, les troupes étaient privées d'informations exactes sur les objectifs à frapper. On peut posséder des armes d'une très grande précision, mais si l'on ignore où se trouve l'adversaire, ces armes sophistiquées ne servent pas à grand-chose. Or notre armée n'a pas du tout de drones, par exemple. Elle ne possède pas, non plus, d'armes guidées par GPS ou par le navigateur « Glonass ». Sur le champ de bataille, nos officiers utilisent leurs téléphones portables car, souvent, les radios ne fonctionnent pas. Paradoxalement, pendant le dernier conflit, ils ont communiqué par le biais du réseau géorgien de téléphonie mobile ! Évidemment, ce type de communications laisse à désirer : le commandant de la 58e armée, le général Khroulev, fut même obligé d'aller en personne à Tskhinvali pour comprendre ce qui se passait exactement ! Il est tombé dans une embuscade et fut blessé. Voilà qui montre à quel point l'armée russe était mal organisée.
G. A. - Revenons, si vous le voulez bien, sur la réforme militaire en cours...P. F. - Rapide rappel historique : au début du XVIIIe siècle, Pierre le Grand avait créé une armée régulière. Près de cent cinquante ans plus tard, après la guerre de Crimée (1853-1856), le ministre de la Guerre, Dmitri Milioutine, a lancé une grande réforme visant à aligner l'armée russe sur le modèle prussien. La Russie s'est alors dotée - je vous l'ai dit - d'une armée de mobilisation : les troupes régulières étaient complétées, en cas de guerre, par une masse de réservistes, afin de créer une armée véritablement populaire. Cette organisation a perduré tout au long de l'époque soviétique.
Au cours des quinze ou vingt dernières années, ce système s'est effondré : dans la pratique, il ne restait plus d'unités aptes au combat (3). Un nombre considérable d'unités n'étaient plus constituées que du corps des officiers et d'une quantité restreinte de soldats (4). En cas de guerre, l'armée était censée mobiliser des millions de réservistes pour former une armée de masse : leur apport devait, telle la chair adhérant aux os, former un corps complet. Mais ce n'était qu'une illusion. Vladimir Poutine s'en est rendu compte dès 1999. Il en a reparlé en 2005, au moment de dresser le bilan de la seconde guerre tchétchène. C'est pendant cette guerre que la direction russe a réalisé que l'armée manquait terriblement d'hommes. À l'époque, le général Kvachnine, chef d'état-major de 1997 à 2004, a déclaré que toutes les forces armées, y compris la police, les gardes-frontières, les troupes du ministère de l'Intérieur, etc. étaient capables de rassembler au maximum 60.000 hommes dans des unités de combat (5). Et si l'on voulait dépasser ce nombre, il fallait commencer à mobiliser des réservistes. Or, chez nous, ce n'est pas comme en Israël : ces réservistes ne sont pas régulièrement entraînés.
G. A. - On les a pourtant mobilisés...P. F. - Pendant la seconde guerre tchétchène, on a envoyé sur le théâtre des opérations des policiers municipaux, des agents de la police de la route, des effectifs du ministère des Situations d'urgence (qui s'occupent normalement des catastrophes naturelles)... En un mot, pour rassembler une armée de 130 à 150.000 hommes, on a « gratté » toutes les structures de force. Poutine en fut très choqué. Sur le papier, nos forces armées comptaient plus d'un million d'hommes, et si l'on y ajoutait les autres structures de force, on arrivait à deux millions... mais il n'y avait pas assez de soldats pour se battre. Il a alors été décidé de remplacer ce système inepte par une armée régulière, placée en état d'alerte permanente. On revenait, en quelque sorte, à ce qu'avait fait Pierre le Grand ! La réforme aurait dû démarrer dès 2005 mais, à cause de divers atermoiements, elle n'a réellement démarré qu'en 2008, après le conflit géorgien.
G. A. - La Russie aura donc une armée professionnelle composée de soldats de métier ?P. F. - À terme, oui. Mais, pour l'instant, l'armée repose encore sur les appelés. Dans l'état actuel des choses, on ne peut pas passer au système des contractuels, car il n'existe ni système de recrutement ni encadrement de qualité. En fait, pour le moment, on appelle toujours les jeunes sous les drapeaux ; et, une fois qu'ils ont rejoint l'armée, on leur propose, souvent en faisant pression sur eux, de signer des contrats de service. Il n'empêche que l'armée russe sera de toute façon amenée à renoncer au service militaire, ne serait-ce que pour des raisons liées à la démographie. Le pays se trouve en proie à un déclin démographique qui continuera au moins jusqu'à la décennie 2020.
G. A. - Concrètement, à quoi l'armée ressemblera-t-elle une fois que la réforme aura abouti ?P. F. - Comme vous le savez, normalement une armée est constituée de plusieurs divisions ; celles-ci se composent de régiments qui, eux-mêmes, sont constitués de bataillons. Lors de la première et de la seconde guerre tchétchènes, ainsi que lors de l'opération d'août 2008 en Géorgie, ce ne sont pas des divisions ni même des régiments qui ont combattu, mais des bataillons (soutenus par l'artillerie, les démineurs, etc.). Or l'état-major s'est aperçu en 2008 qu'à partir d'un régiment on ne pouvait créer qu'un seul bataillon renforcé. Et, à partir d'une division, deux bataillons au maximum ! Le général Makarov l'a reconnu publiquement.
On a donc décidé de miser sur la création de bataillons hautement opérationnels qui, ensemble, formeront des brigades. Ces bataillons seront capables d'agir de façon autonome, même à une centaine de kilomètres l'un de l'autre. Bien évidemment, de telles forces armées sont avant tout destinées à mener des opérations locales au sein de notre sphère d'influence : le Caucase, la Crimée, etc.
G. A. - Vous mentionnez la Crimée. Une action militaire russe dans cette région ukrainienne est-elle envisageable ?P. F. - Non, c'est exclu. Pour affronter la Géorgie, l'armée russe a réussi, tant bien que mal, à mobiliser suffisamment de troupes. Mais la Géorgie est un petit pays et, l'année dernière, son armée ne comptait que 15.000 hommes et n'avait pratiquement pas d'aviation. Après le rapatriement du contingent géorgien d'Irak, ses effectifs ont un peu augmenté, mais elle restait une toute petite armée. La « reconquête » de l'Ukraine, ce serait autre chose ! La Russie en a peut-être la volonté, mais pas la possibilité. C'est d'ailleurs l'un des mobiles de la réforme actuelle. Il se peut que, dans cinq à dix ans, nos moyens soient suffisants... Mais il faut bien comprendre que, dans une éventuelle guerre entre les deux pays, il ne s'agirait pas simplement d'écraser l'armée ukrainienne, objectif déjà très difficile à atteindre. Il faudrait prendre le contrôle du pays sans commettre ni brutalités ni bavures. L'opération militaire devrait être « propre » et rapide ; si possible, il faudrait qu'elle se fasse sans effusion de sang. Une sorte d'Anschluss. Or, pour mettre en œuvre un tel scénario, il faut disposer d'une grande supériorité quantitative et qualitative. Il faut également que nos troupes soient disciplinées et ne versent pas dans la maraude, pour ne pas irriter la population. Comprenez : il ne s'agit pas seulement de la Crimée. La possession de la Crimée n'a pas de sens si l'on ne s'empare pas de Donetsk et de Lougansk, d'Odessa et de Kharkov...
G. A. - En un mot, de toute l'Ukraine orientale...P. F. - Absolument. Mais, pour conquérir ce territoire, il faudrait des forces armées très différentes de celles que nous avons actuellement. Aussi longtemps que ce ne sera pas le cas, le conflit politique avec l'Ukraine n'aura pas de versant militaire. Une fois la réforme militaire achevée, on verra bien... C'est peut-être à l'aune de cette perspective lointaine que la Russie veut acheter à la France un porte-hélicoptères de classe « Mistral ». Elle n'a pas besoin d'un tel navire pour sa défense. Ce bâtiment ne peut servir que dans le cadre d'une intervention extérieure. Il pourrait se révéler utile en Crimée, à Odessa, en Transnistrie...
G. A. - Votre armée de terre procède en ce moment à des coupes particulièrement drastiques. Ses effectifs seraient en train d'être divisés par douze. Comment est-ce possible ?P. F. - Ce n'est pas le nombre d'hommes qui sera divisé par douze, mais le nombre d'unités. Comme je vous l'ai expliqué, notre armée comportait, avant la réforme, une grande quantité d'unités composées d'officiers et d'entrepôts d'armements, mais pas de soldats. C'est de ces unités que l'on se débarrasse actuellement.
À l'époque soviétique, le pays se vantait de compter 25 millions de réservistes. Il y a quelques années, la Russie en recensait encore 5 à 6 millions. Or, selon le nouveau dispositif, il n'en restera que 800.000. Il y a aussi le projet consistant à organiser des rappels périodiques des réservistes, en leur payant une solde. Un peu comme la Garde nationale aux États-Unis. Ces réservistes seront rattachés à des unités particulières, de façon fixe. De cette manière, ils deviendront progressivement plus professionnels, plus aptes au combat.
G. A. - Vous avez parlé de réarmement. C'est un objectif extrêmement coûteux. Sera-t-il possible de l'atteindre étant donné la baisse des revenus pétroliers et la crise économique mondiale ?P. F. - Ce sera d'autant plus compliqué que notre industrie n'est pas capable de produire plusieurs types d'armements modernes sophistiqués. Pour cette raison, il y a eu un autre changement révolutionnaire chez nous : nous parlons ouvertement de notre intention d'acheter des armes et, surtout, des technologies de pointe à l'étranger. Par exemple, pour le porte-hélicoptères Mistral, il s'agit d'en acheter un et, plus tard, d'en produire d'autres en Russie, sous licence. La direction militaire a reconnu que notre complexe militaro-industriel hérité de l'époque soviétique n'est pas capable de fournir à l'armée les armements modernes dont elle a besoin. En fait, il se peut que l'achat d'armes à l'étranger et leur production sous licence nous reviennent moins cher que si nous essayions de tout développer et de tout produire chez nous. Nos usines d'armement sont très gourmandes, elles exigent des prix élevés tout en produisant des armes de mauvaise qualité.
G. A. - Vous avez évoqué le problème de la formation des officiers qui devront gérer cette armée réformée. Comment va-t-on s'y prendre ?P. F. - C'est un problème immense car, je le répète, il faut des années pour former un corps d'officiers moderne, du sergent au général. L'un des points forts de la réforme, c'est qu'elle va miser sur la qualité. Les écoles militaires formaient 20.000 lieutenants par an ; désormais, elles en formeront seulement 3.000. Dans le passé, on formait des quantités énormes d'officiers pour encadrer cette chimérique armée de mobilisation ; désormais, ce seront des officiers bien mieux préparés qui serviront dans des unités permanentes. Bien sûr, le résultat ne sera pas immédiat...
G. A. - L'Ukraine peut donc dormir tranquille ?P. F. - Tout à fait. Comprenez bien : la flotte russe basée en Crimée est sans défense. Pour « récupérer » la Crimée, il faut d'abord en évacuer cette flotte. Et, pour cela, il faut construire une nouvelle base navale à Novorossisk, en Russie. C'est de là-bas que la flotte pourra intervenir en Crimée. On n'en est pas là.
G. A. - Il semblerait que la flotte de la mer Noire basée à Sébastopol soit obsolète...P. F. - Ce n'est pas faux. Il y a là quelques navires utilisables, mais leur capacité à attaquer un objectif terrestre est très limitée. À l'époque soviétique, on construisait des navires pour des batailles navales, pas pour pilonner des ports. Néanmoins, il y a à Sébastopol des navires qui peuvent servir de base navale pour un débarquement éventuel. Il y a aussi quelques navires de garde côtière sur lesquels sont installées des batteries de fusées « Grad ». C'est insuffisant, d'où l'intérêt d'acquérir un porte-hélicoptères de classe Mistral. Mais les Ukrainiens ne sont pas dupes : ils interdisent à la flotte russe de faire mouiller de nouveaux navires à Sébastopol.
G. A. - Même si elle achète ce porte-hélicoptères français, la Russie demeure l'un des plus gros marchands d'armes de la planète. Qui sont les principaux acheteurs des armes russes ? Et de quelles armes s'agit-il ? Pourquoi un tel rapprochement avec le Venezuela, par exemple ?P. F. - Même si le conditionnel est de mise, certains observateurs estiment que ce rapprochement avec le Venezuela est avant tout l'affaire de l'enrichissement personnel d'Hugo Chavez et de ses proches. Il est vrai que le Venezuela n'a absolument pas besoin d'armements comme les chasseurs-bombardiers SU-30 que M. Chavez vient d'acquérir. Du point de vue militaire, cet achat n'a pas de sens. Et pourtant, les Vénézueliens ont déjà acheté des armements, à crédit, pour un montant de plusieurs milliards de dollars. Or il existe une commission de 10% au minimum que le vendeur accorde à l'intermédiaire qui trouve un acheteur. Ici, cette commission - à ce que disent certaines personnes bien informées - irait directement dans les poches de l'entourage du président, voire dans les siennes. Et aujourd'hui, après avoir reconnu l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, Chavez a tout obtenu à crédit. En fait, d'après cette analyse, il recevra les armements gratuitement et empochera une jolie cagnotte prélevée sur le budget russe. Cette transaction serait un pot-de-vin d'un montant de plusieurs centaines de millions de dollars, versé en échange de la reconnaissance officielle par le Venezuela des deux républiques sécessionnistes de Géorgie.
G. A. - Vous voulez dire que Chavez ne remboursera pas le crédit ?P. F. - C'est très possible. Il finira par perdre le pouvoir, d'une façon ou d'une autre, et pourrait bien quitter le pays dans la foulée pour jouir tranquillement de la vie. Quant au gouvernement suivant, il refusera d'honorer ses dettes. C'est un scénario classique. Mais Chavez et ses proches ne seront pas les seuls gagnants. Nos intermédiaires et notre complexe militaro-industriel seront également gagnants dans cette affaire. Le vrai dindon de la farce, c'est le contribuable russe. Lorsqu'on vend à crédit, les paiements aux producteurs, ainsi que les commissions aux intermédiaires et aux vendeurs, se font à partir du budget de l'État.
G. A. - Lorsque Chavez parle de la « nécessaire défense face aux bases américaines situées en Colombie », par exemple, ce n'est donc que de la rhétorique ?P. F. - C'est plus que probable. Ces chasseurs-bombardiers ne lui serviront que lors d'une parade à l'occasion du Jour de l'Indépendance. C'est une question de prestige, peut-être, mais surtout d'intérêt vénal. Quand le Venezuela avait beaucoup de pétrodollars, de tels achats permettaient de transférer des sommes colossales du budget vénézuélien dans les poches de l'entourage présidentiel. Aujourd'hui, comme la manne pétrolière se tarit, Chavez pompe de l'argent depuis le budget russe. C'est un scénario classique. Suharto en Indonésie et tant d'autres en ont fait de même par le passé.
G. A. - On affirme souvent que la Biélorussie joue un rôle d'intermédiaire dans les ventes d'armes russes aux pays « parias »...P. F. - C'est vrai, bien que ce ne soit pas la seule possibilité. Il existe un marché noir des armements sur lequel on peut tout acheter. Il est contrôlé par différents services secrets qui, en règle générale, n'interviennent pas directement mais n'empêchent pas son fonctionnement. Pour une raison simple : souvent, les gouvernements ont besoin d'envoyer des armes quelque part ; or il n'est pas commode de le faire ouvertement.
Dans les années 1990, j'ai enquêté sur une histoire de ce type. Malgré l'embargo international, Saddam Hussein arrivait à acheter à la Russie des hélicoptères de combat qu'il utilisait contre les Kurdes. Un autre exemple : l'Iran et les Américains, ensemble, approvisionnaient en armes l'Alliance du Nord en Afghanistan (6). Vous admettrez qu'il n'était pas évident, pour les gouvernements concernés, de reconnaître ces faits ouvertement...
G. A. - Techniquement, comment procède-t-on ?
P. F. - Pour ce qui concerne les armements lourds, il n'est pas possible de les cacher dans la cale d'un navire. La solution, c'est de falsifier les documents qui accompagnent la livraison. On marque comme destinateur final la République tchèque ou la Roumanie, par exemple, alors qu'en réalité les armes sont destinées à un pays africain ou asiatique. D'ailleurs, depuis les guerres balkaniques, ce sont les Bulgares qui dominent ce marché. Car livrer des armements ne suffit pas ; il faut ensuite les assembler et disposer du personnel capable de les utiliser. Il faut donc chercher des mercenaires - ingénieurs, pilotes, mécaniciens, etc. Certains citoyens et sociétés bulgares se spécialisent dans ces services...
G. A. - Dernière question. J'aimerais revenir à la réforme militaire russe. Pourquoi se fait-elle avec un si grand retard ? Voilà dix ans que Vladimir Poutine est au pouvoir, et il était conscient du problème depuis 1999...P. F. - Il en était en effet conscient depuis des années et a chargé son ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, de conduire une réforme en 2001. Mais ce dernier ne s'est pas montré à la hauteur des attentes. C'est peut-être pour cela qu'il n'est pas devenu président... Finalement, il a été déchu de ses fonctions et remplacé en février 2007 par Anatoli Serdioukov, à qui l'on a donné l'ordre d'aller de l'avant. Le nouveau ministre de la Défense a trouvé dans les milieux militaires un groupe de partisans de la réforme prêts à s'y investir, y compris des généraux qui avaient combattu en Tchétchénie et qui sont habitués à faire le « sale boulot », au premier rang desquels Chamanov (7). Ce sont des gens impitoyables qui sont parfaitement au courant de l'état déplorable de l'armée russe. Ils haïssent les rats d'état-major et ils sont en train de licencier des dizaines, sinon des centaines de milliers d'officiers, sans aucun état d'âme. Le chef d'état-major Makarov a dit lors d'un briefing, l'été dernier, que nos officiers n'étaient que de la « pourriture » et qu'il fallait les chasser tous. C'est une réforme à la russe, rapide et cruelle. C'est ainsi qu'agissaient Pierre le Grand, Staline, Ivan le Terrible. En Russie, on ne se soucie jamais des gens. Encore heureux qu'on ne les empale pas comme dans le passé !
Source : http://www.wikio.fr/international/europe/russie/kremlin