Tarek Administrateur
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| Sujet: Le Dossier secret de l'affaire Dreyfus Lun 29 Oct 2012 - 20:56 | |
| Le Dossier secret de l'affaire DreyfusPar Delphine Peras (Lire), publié le 29/10/2012 à 13:00 publié le 29/10/2012 à 13:00 - Citation :
- Pour qui s'intéresse à l'affaire Alfred Dreyfus (1859-1935), voici un livre assez sidérant - il fera débat, c'est à parier. Le 15 octobre 1894, le capitaine Dreyfus est arrêté, au motif qu'il aurait livré des renseignements à l'attaché militaire allemand Maximilian von Schwartzkoppen. La preuve ? Elle est mince : une prétendue ressemblance entre l'écriture du militaire français et celle d'un bordereau dérobé à l'ambassade d'Allemagne par le contre-espionnage français - la fameuse Section de statistiques. Laquelle constitue, en totale violation du droit, un "dossier secret" connu des seuls juges du Conseil de guerre et caché à la défense de Dreyfus, qui n'a pour but que d'accabler ce dernier, notamment en raison de ses origines juives.
Un dossier régulièrement augmenté de pièces incohérentes et de faux, jusqu'à ce que les manipulations de ses auteurs soient démasquées et le capitaine réhabilité, le 13 juillet 1906. Or trois chercheurs proposent aujourd'hui une nouvelle reconstitution de ce dossier, particulièrement disparate, en s'inté- ressant à sa réalisation. De fait, leur livre scrute pour la première fois la relation homosexuelle entre Schwartzkoppen et son homologue italien, l'attaché militaire Panizzardi. Une liaison torride, dont témoigne leur correspondance, à laquelle Dreyfus fut tout à fait étranger, mais qui confortera ses accusateurs : xénophobes, antisémites, ils sont également homophobes et vont faire valoir la proximité supposée de Dreyfus avec ces "invertis" pour mieux alourdir son cas. Passionnant, très didactique, ce nouvel éclairage de l'affaire Dreyfus se lit comme un excellent polar ! http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-dossier-secret-de-l-affaire-dreyfus_1180722.html- Spoiler:
Introduction
On croit tout savoir de l'affaire Dreyfus. On connaît pourtant mal la mécanique intellectuelle qui, sous le contrôle jaloux des militaires, conduisit, en décembre 1894, à la condamnation d'un innocent. Les rapports de forces entre administrations, la crainte obsessionnelle de l'espionnage des attachés militaires étrangers en poste à Paris, les activités et moeurs de ces derniers - tous ces éléments déterminants dans le déclenchement de l'Affaire, ne retiennent que bien peu l'attention des narrations classiques. Ces questions furent en effet rapidement éclipsées par une bataille politique dont l'enjeu principal était de prouver l'innocence du capitaine. Il n'y a pas à débattre de celle-ci : elle est incontestable. Notre ouvrage se concentre sur un autre versant : le processus d'accusation. Avec l'ambition d'éclairer un angle mort d'une historiographie pourtant abondante.
Comment un obscur soupçon de trahison, né comme tant d'autres dans le petit milieu des attachés militaires parisiens, devint-il l'Affaire que chacun connaît ? A quel montage documentaire et à quel échafaudage intellectuel les militaires eurent-ils recours pour organiser un complot d'Etat contre un innocent ? Pourquoi le ministre de la Guerre, Auguste Mercier, et ses subordonnés, loin de corriger leur erreur initiale, persistèrent-ils dans cet extraordinaire déni de justice, appuyé par de multiples forfaitures ? Comment se retrouvèrent-ils à défendre, par le crime, le coupable véritable d'une trahison avérée : Esterhazy, sans relation aucune avec Dreyfus ? Pour comprendre cette dérive au sommet de l'Etat, il convient de revenir à la préhistoire de l'Affaire et à l'élaboration, par la Section de statistiques - le contre-espionnage de l'époque -, d'un "dossier secret", présenté pendant le délibéré des juges du conseil de guerre en décembre 1894 pour emporter la condamnation du capitaine, en violation même des principes fondateurs de notre droit. Où mieux en effet que dans ce dossier secret, qui scella le sort de Dreyfus, rechercher les ressorts de la conviction des conjurés ?
Le contenu exact du dossier secret reste bien mal connu, en dépit d'un consensus partagé par les historiens depuis la publication, en 1961, de L'Affaire sans Dreyfus, l'ouvrage de Marcel Thomas qui a longtemps fait autorité sur ce point. La nature des pièces sur la base desquelles Dreyfus fut condamné en 1894 fut considérée comme secondaire par rapport à la réflexion sur les conséquences politiques et intellectuelles de l'Affaire. La difficulté de l'entreprise de reconstitution de ce dossier a sans doute dissuadé bien des chercheurs. Le dossier secret original, resté sous le contrôle de l'état-major, fut en effet très rapidement noyé sous un amas de documents - dont de nombreux faux - par des militaires qu'obsédait leur volonté de neutraliser le mouvement, d'une ampleur croissante, en faveur de la révision du procès. En croisant différents témoignages, en observant attentivement les pièces du dossier actuel et en les comparant à des documents contenus dans d'autres fonds d'archives, nous avons entrepris d'identifier les pièces originales parmi les quelque 400 cotes que compte aujourd'hui le dossier secret du Service historique de la défense - Département de l'armée de terre de Vincennes.
Ce dossier fut constitué pour convaincre de la culpa- bilité d'Alfred Dreyfus d'abord des hauts fonctionnaires civils et militaires, puis surtout les magistrats de la Cour de cassation. considérablement augmenté depuis 1894, puisqu'il passa de quelques documents à près de 500, ce dossier fut compilé par les officiers du ministère de la Guerre qui tentèrent, contre toute évidence, de maintenir la fiction de la culpabilité du capitaine. Sous sa forme définitive, il fut présenté à la Cour de cassation à la fin de l'année 1898. La sélection et l'ordonnancement de cet amas de pièces d'archives sont loin d'être anodins. De nombreux faux y furent insérés. La plupart furent démasqués comme tels lors des différentes procédures judiciaires, mais bien d'autres pièces n'ont jamais été identifiées comme falsifiées, même si elles auraient sans doute dû l'être. Les manipulations dont le dossier secret a fait l'objet sont donc elles-mêmes porteuses de sens. Elles reflètent les objectifs et les convictions de leurs auteurs et, à ce titre, offrent l'une des voies d'enquête les plus fructueuses pour comprendre les ressorts initiaux de l'affaire Dreyfus.
Cet ouvrage milite donc pour un retour aux sources. La démonstration doit être menée pièces à l'appui. La révélation visuelle fournit les éléments matériels de preuve des propositions de reconstitution (traces de plume, déchirures, palimpsestes...) en même temps qu'elle donne à voir des archives mythiques jamais publiées de manière exhaustive et critique. Nous voulons montrer, par l'utilisation de ces pièces, ce qu'une approche critique des sources, à la manière de l'histoire médiévale, apporte à l'étude de l'affaire Dreyfus - champ historique qui a jusqu'à présent eu tendance à privilégier la narration. Nous ne remettons pas en cause l'historiographie existante. Ses conclusions sur l'innocence de Dreyfus, sur le mécanisme qui conduisit les militaires à l'accuser ou sur le rôle de l'antisémitisme dans ce mécanisme sont incontestables. De même, les pressions exercées sur les militaires par la droite antisémite et le rôle de cette atmosphère délétère dans l'attitude du ministre de la Guerre, puis sa détermination à obtenir la condamnation ont été largement étudiés. Mais les motivations qui présidèrent à l'élaboration de la stratégie d'accusation imaginée pour faire condamner Dreyfus et les cheminements que connut celle-ci sont bien plus complexes et pourtant mal connus. A la différence de la plupart des ouvrages consacrés à l'Affaire, ce livre s'attache à reconstituer l'accusation qui rendit possible la condamnation d'un innocent en l'absence de toute preuve de culpabilité.
Nous nous sommes donc penchés sur le fonctionne- ment et le rôle des services secrets français, dont les activités de contre-espionnage furent à l'origine du déclenchement de l'Affaire. Leur poids dans l'appareil d'Etat, leur recours, avant même 1894, à des pratiques illégales, et l'absence de contrôle de leurs supérieurs militaires nous aident à comprendre comment Mercier et ses successeurs en vinrent à monter un "dossier secret" contre Dreyfus, ignorer les principes les plus élémentaires de la justice et défendre l'indéfendable. L'affaire Dreyfus est en effet d'abord le produit d'une culture de l'impunité administrative, incarnée par un appareil de sécurité qui avait pris des proportions sans précédent. Elle fut le résultat d'un dérapage provoqué par des militaires, suivis par une partie de la classe politique et une société nationaliste inquiète de la menace allemande. Ce dérapage correspondit à l'émergence d'un appareil de sécurité moderne, sur fond d'antisémitisme, de conflits de classe et de réorganisation politique. Cette constellation permit l'engrenage fatal : en quelques semaines, l'erreur initiale de jugement devint erreur judiciaire en même temps que crime d'Etat.
Les pièces utilisées en 1894 pour convaincre les juges de la culpabilité de Dreyfus avaient été, pour la plupart d'entre elles, extraites d'une correspondance échangée par un réseau d'espions opérant depuis les ambassades parisiennes de nations étrangères. Sans preuve, les militaires s'étaient efforcés de ménager une place à l'accusé au sein de ce réseau. Le cercle des attachés militaires, auteurs des lettres censément accablantes pour le capitaine, formait depuis plusieurs années un groupe actif d'espions très bien introduits et protégés par l'immunité diplomatique. Certains de ses membres se livraient à des pratiques sexuelles mal admises par la moralité de l'époque, deux d'entre eux en particulier - Alessandro Panizzardi et Maximilian von Schwartzkoppen, pour le compte duquel Dreyfus était accusé de trahir. Ces pratiques n'étaient pas rares dans le Paris de la Belle Epoque, connu pour sa liberté de moeurs, mais les officiers du contre-espionnage désapprouvaient violemment la joyeuse vie menée par leurs ennemis, comme en font foi certaines déclarations qui leur échappèrent lors des enquêtes.
Alfred Dreyfus ne partageait avec le milieu des atta- chés militaires ni affinité de moeurs, ni complicité d'es- pionnage, en dépit de ce que voulurent suggérer ses accusateurs. Pourtant, cet arrière-plan, jusqu'à présent négligé, aide à comprendre dans quel contexte l'accusation se forma contre lui. Les pièces qui composaient le dossier secret, tel qu'il fut soumis aux juges de 1894, ne seront sans doute jamais identifiées de manière certaine tant les obstacles à la reconstitution sont nombreux. Mais nous pouvons déduire de nos sources le récit qui le fit naître et le sous-tendit : un discours des contre-espions français projeté dans une accusation secrète, faite de bric et de broc, profondément malhonnête et réactionnaire. Destiné à compenser l'absence de preuves, ce dossier voulait provoquer un effet de scandale : en révulsant les juges, choqués par le réseau d'espionnage auquel les services français accusaient Dreyfus de participer, la condamnation pouvait devenir plus facile à arracher. Le dossier secret constituait surtout une expression brutale des croyances ultra-nationalistes et xénophobes du contre-espionnage français.
Les guerres secrètes de la Section de statistiques Les rouages d'une police politique
Mon capitaine,
Pour dimanche à 7 heures du matin la femme de ménage sortira le livre du chiffre des dépêches. Pour remise nous avons convenu ainsi : le mari de la femme viendra chez Grégoire 8 rue Solferino. Il attendra jusqu'à ce que vous aurez copié les chiffres pendant 3/4 heure. Ensuite il prendra le livre remis et ira voir sa femme à l'ambassade. Il ne faut pas que la femme sorte 2 fois. Il faut être prudent.
En ce dimanche d'août 1890, un client matinal du café Chez Grégoire aurait pu voir un homme bien vêtu, au port et à la moustache militaires, recopier frénétiquement un document sur un coin de table. Ce travail était suivi avec attention par un compagnon de tablée plus pauvrement mis. L'officier copieur, sans doute le gros et rougeaud capitaine Cordier, numéro 2 des services secrets français, s'employait là à l'une de ses principales activités : espionner l'ambassade d'Allemagne, au mépris des règles et coutumes de la diplomatie.
L'exécutante de cette curieuse mission, la "femme du mari", s'appelait Marie Caudron, épouse Bastian, âgée de 36 ans en 1890. Officiellement chargée du ménage à l'ambassade, sise rue de Lille, elle jouissait de l'entière confiance de ses employeurs. En témoignent les étrennes de 50 francs, assorties d'une augmentation de 10 francs de son salaire mensuel, que lui alloua l'ambassadeur, le comte de Münster, en avril 1896, pour lui signifier sa satisfaction et la dédommager du surcroît de travail que lui avaient valu les travaux de rénovation du bâtiment. Cela n'empêchait pas cette dévouée servante de vider systématiquement les corbeilles à papier, d'emprunter les documents confidentiels et de relever minutieusement les visites reçues par les diplomates allemands, au plus grand bénéfice de l'armée française. Elle le faisait d'autant plus facilement qu'elle s'occupait parfois aussi de l'accueil de l'ambassade, comme en témoigne le rapport suivant, sans doute aussi de 1890 :
Hier le 18 août est venu chez le capitaine Susskind un jeune homme de 25-26 ans, taille ordinaire, moustaches blondes, cheveux foncés, cravate bleue ayant des petites fleurs blanches dans le corps de la cravate. La femme de ménage (celle qui nous renseigne) a demandé à ce jeune homme ce qu'il désire il a répondu qu'il a à remettre quelque chose personnellement à Mr. Huene. On lui a fait observer que le major est absent de Paris et que le capitaine Susskind le remplace. Le jeune a [sic] resté 3/4 heure chez le capitaine Susskind. Ce dernier l'a raccompagné avec beaucoup d'égards.
Madame Bastian était une des nombreuses créatures employées par la "Section de statistiques", ce bureau qui s'engagea dans une guerre secrète contre les attachés militaires étrangers à Paris. Cette guerre permit notamment la découverte des trahisons à l'origine de l'affaire Dreyfus. Comprendre le fonctionnement et les prérogatives de la Section, c'est donc comprendre l'engrenage qui conduisit à la fabrication du coupable par ce bureau à l'automne 1894. En charge de l'espionnage militaire français depuis l'adoption du décret du 12 mars 1874 qui avait réorganisé l'état-major, la Section avait pris en moins d'une génération une ampleur que l'on pouvait difficilement deviner de l'extérieur. Au début des années 1890, elle dépendait directement de l'un des deux sous-chefs d'état-major de l'armée et ne rendait de comptes qu'à lui ; elle n'en référait donc à aucun des quatre bureaux qui structuraient l'administration de la Guerre depuis les années 1880.
Cette extra-territorialité se manifestait dans sa localisation : la Section était logée non dans les bureaux de l'état-major, situés dans le bâtiment principal du minis- tère achevé en 1876 le long du tout nouveau boulevard Saint-Germain, mais dans une annexe mitoyenne plus ancienne, le prolongeant vers l'ouest rue de l'Université, et donnant sur le jardin du ministre. La localisation dans cette annexe, aujourd'hui démolie et remplacée par le bâtiment moderne que l'on peut voir entre le 77, rue de l'Université et le 12, rue Saint-Dominique, fut souvent ressentie comme un signe de dédain de la part des institutions militaires. Le bâtiment lui-même, reste de l'ancien hôtel d'Aiguillon aussi appelé hôtel d'Agenois, était "lépreux", d'après un ancien officier de la Section qui le comparait, comme nombre d'officiers d'état-major, à la noble façade sur le boulevard. Le jugement n'était pas seulement architectural : les activités d'espionnage et de contre-espionnage inspiraient le mépris aux officiers peu désireux d'être mêlés à des pratiques de basse police. Pourtant, les hommes de la Section travaillaient plus près du ministre que tous leurs camarades de l'état-major. Leur chef lui rendait quotidiennement visite dans l'hôtel de Brienne, de l'autre côté d'un jardin qu'il n'avait qu'à traverser. L'éloignement géographique n'était donc en rien révélateur de l'influence réelle.
Il est difficile de reconstituer le fonctionnement et les activités de la Section, car une grande partie des archives des ministères "sensibles" de la IIIe République, à commencer par celui de la Guerre, fut brûlée pour échapper à une éventuelle capture par l'armée allemande, une première fois en 1914 et, à nouveau, en 1940. Mais les documents qui subsistent au Service historique de la défense suffisent à affirmer qu'en 1894, ce bureau peu connu, travaillant aux marges de l'état-major, avait réussi en dix ans à construire un Etat dans l'Etat, inaugurant une solide tradition française de police politique parallèle, échappant au contrôle de la République.
Deux hommes étaient responsables de cette évolution : Georges Boulanger, ministre de la Guerre du 7 janvier 1886 au 18 mai 1887, et Conrad Sandherr, qui prit la direction de la Section le 16 décembre 1886 pour ne l'abandonner que le 1er juillet 1895. Boulanger avait acquis sa notoriété en Tunisie où, nommé en 1884 à la tête de l'armée d'occupation, il s'était violemment opposé au représentant du pouvoir civil, Paul Cambon, au nom de la défense de l'armée contre la population italienne. Mêlant habilement ultra-nationalisme militariste et défense de la République, il devint un ministre de la Guerre hors normes, au point de se constituer en 1888, après son départ du ministère puis de l'armée, en chef de file d'un mouvement populiste prêt à renverser la République. L'aventure boulangiste fut sans lendemain en termes politiques. On en oublia l'héritage administratif de ce ministre qui fut sans aucun doute l'un des plus entreprenants de la IIIe République. L'Etat dans l'Etat constitué par les services secrets français était d'abord le produit de la doctrine boulangiste, alimentée par l'espionnite et la xénophobie. Boulanger fut en effet celui qui fit voter la loi du 18 avril 1886 criminalisant l'espionnage et qui confia en priorité à ses services le nouveau programme de contre-espionnage rendu nécessaire par cette loi.
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